Entre Monstres
Statistiquement,
Le temps que vous finissiez cette histoire, 986 personnes auront perdu la vie.
Un calme plat régnait sur le lac.
L’eau, poussée par le vent, s’ en allait agiter de bien étranges cicatrices. Touffes d’herbes englouties dont seules les extrémités pourrissantes émergeaient encore.
Noyé par les ténèbres, au sein du lac, un prédateur scrutait un sol qu’il ne pouvait voir. La faim avait, d’une quelconque manière, mis un terme à sa cécité. Seul importaient, le vide dans son estomac et cette pensée unique, au rythme de ses pas sur la vase.
Manger… Manger… Manger…
L’anisoptère ne se rendait même pas compte de la proximité de la mort.
***
Sous les doigts calleux de Luc, la cannette paraissait réconfortante. C’était quelque chose dans sa froidure, dans les gouttes glissant à sa surface. Il y eût un bruit, suivi d’une rasade avant que Luc ne passe le revers poilu de sa main sur ses lèvres couvertes de mousse.
De l’avant de l’embarcation, sa canne à pêche fièrement fichée au creux de son entrejambe, telle une compensation, Francis lança par-dessus son épaule :
- Pourquoi est-ce que tu bois toujours cette merde ?
- Parce que c’est la moins chère, répondirent en chœur Luc et Georges en extirpant des entrailles de l’esquif, deux cannettes identiques.
Nouvelle rasade.
Quelques rires. Georges était un petit quinquagénaire bedonnant, au visage joufflu, rougi par l’alcool. Il était habillé d’un vêtement complet de pêche, beige, et d’un béret de même couleur. Il ornait ainsi fièrement le milieu de la barque. Sa canne à pêche trainait quelque part à ses pieds, non pas que Georges détestât la pêche, non, bien au contraire… mais il savait que rien ne mordrait aujourd’hui. C’était peut-être même à cela qu’il pensait.
Sous ses paupières à demi-closes, Montmorency, le dog allemand de Luc, contemplait d’un air nonchalant les bouteilles de verre collées à l’avant du bateau.
Les bières de Francis, de la Budweisser, dans de vraies bouteilles, avec un vrai goût, telles une ligne de démarcation. Infime, certes.
- J’crois pas que les poissons viendront aujourd’hui, lança finalement Georges.
Rien que le vent là-bas sur les vaguelettes
- Mais si, regarde, répondit Francis en se penchant par dessus bord. Peutit !Peutit ! Peutit
De minuscules bouts de pain s’en allaient rejoindre l’eau à mesure qu’il parlait.
- Tu sais, agiter ton gros cul flasque comme ça, risque pas vraiment de les ramener, rétorqua Luc.
Georges que les grossièretés avait toujours beaucoup amusé s’en alla d’un petit rire aigu à mesure que sa tête rougissait. Encore et Encore.
Lorsque le calme fut revenu, le derrière de Francis remballé, Luc sortit un paquet d’Intervalle de sa poche et commença à rouler une cigarette, déclenchant de par là même une réaction en chaîne dans l’embarcation.
De petits nuages blancs s’élevèrent dans l’atmosphère.
- On est passé dans le canard, vous savez ? lança Luc
Silence.
Nouvelle rasade.
- C’est Eric qui me l’a dit, répondit-il au regard interrogatif de Francis. Ils savent rien….
Au loin, le soleil commençait à se lever, sa lumière orange inondant les lèvres de Georges. Qui bougeait. Sans bruit.
- L’écluse, hein ? parvint-il à murmurer
Personne ne répondit.
Ils se contentèrent de fermer les yeux, partageant une seule et même pensée. C’était devenu de plus en plus facile à mesure que les poissons avaient disparu.
De sa main gauche, Luc caressa la tête de Montmorency, comme pour se réconforter.
- Bon chien…. Bon chien…
Au loin, un cygne drensa tristement.
Et le soleil continua de se lever.
Comme si l’aube n’en avait rien à foutre.
C’était le cas …..